Dans mon travail de délégué du personnel, j’ai affaire à
des personnes en difficulté. Il est clair que dans de nombreuses situations ces
difficultés prennent racines dans des réalités concrètes : tâches
impossibles à effectuer dans un temps donné, sans être formé… comportement
abject ou maladroit du manager. Dans ce cas, la force de l’impact sur la santé
du salarié peut être démultipliée par l’aspect symbolique du manager en tant
qu’occupant dans notre culture une place assimilable à celui du père et plus
généralement du parent – le terme hiérarchie soulignant par son étymologie le
caractère sacré de l’ordonnancement des strates de l’entreprise, comme l’est
celui de la famille au yeux de l’enfant. Il me parait important de faire
prendre conscience de cet aspect aux salariés afin qu’ils adaptent leur
stratégie de défense aux situations qu’ils subissent en désacralisant le
manager et surtout en sortant du rôle que leurs parents leur ont assigné en
tant qu’enfant. Pour l’avoir testé personnellement, cette pensée « ton
père n’est pas dans la salle » m’a, à deux fois au moins, amené à interagir
avec la hiérarchie dans le calme succédant à un état d’énergie très élevé voire
dans un cas, à une colère dévastatrice. Se retrouver face à des représentants
d’une entreprise avec laquelle je suis lié par un simple contrat, est infiniment
plus reposant que d’affronter les mânes de mon père. D’autant plus que discuter
avec mon père était chose impossible, ce dernier ayant toujours raison et quand
il avait tort, ce qui était souvent le cas, être mis en défaut l’amenait à se
taire pendant près d’un mois, ce qui est d’une violence passive grave. On
comprendra dès lors facilement que rester dans cette symbolique, c’est me
condamner à la violence verbale ou passive.
Cependant tout le monde n’a pas eu un père – aimant par
ailleurs et ayant fait du mieux qu’il a pu en tant que père – comme le mien. Outre
mon cas personnel, je cherchais un exemple qui permettrait d’illustrer la
puissance du désir du parent sur l’enfant et qui saurait faire entendre que
nous avons probablement tous des stigmates de cette relation si riche avec
laquelle il nous faut composer pour en accepter certains aspects car
merveilleusement positifs – mon père croyait au savoir et au travail qui sont
deux outils pour résoudre des problèmes (ou pour s’en créer de plus grands en
résolvant les plus petits), et pour s’occuper facilement – et pour se
débarrasser d’autres aspects inadaptés dans le monde d’aujourd'hui - il était
également idéaliste – ce que j’ai été et que je considère comme calamiteux
étant donné que l’idéal nous pousse certes au dépassement mais aussi plus
sûrement à la frustration – être idéaliste à 23 ans en mai 68, avant Mitterrand,
a certainement plus de sens que l’être à 18 ans lors de la chute du mur de
Berlin – l’idéal de la démocratie libérale étant le plus accessible des idéaux
mais du coup aussi le moins exaltant.
L’exemple qui m’est venu à l’esprit, est celui très
contemporain du film de Guillaume Galienne « Guillaume, les garçons, à
table ! » qu’il est possible de comparer à l’histoire de Blanche
Neige, preuve que cette histoire est intemporelle. Pour le conte, je me réfère
à la version des frères Grimm qui commence par le rêve de la reine, mère authentique, cousant
l’hiver à sa fenêtre d’ébène et se piquant le doigt, une goutte de son sang
tombant dans la neige. La reine rêvera d’une enfant à la peau blanche comme la
neige, aux cheveux d’ébène et aux lèvres rouges comme le sang.
Qu’est-ce donc que l’histoire de Blanche Neige. ? Il est
étonnant que cette histoire commence par un rêve, le rêve d’un enfant, et se
poursuit par la naissance de cet enfant parfait qui bouleverse les hiérarchies,
renverse la reine - sa belle-mère, fausse donc - et la condamne à mort. Bien sûr Pastoureau, l’historien des
couleurs, nous dirait de nous méfier de ce trio de couleurs que l’on retrouve
dans bien des contes comme le petit chaperon rouge mais plus que de la
symbolique des couleurs, parlons de la symbolique du rêve qui se réalise,
surtout du rêve d’enfant. Comme si l’enfant support de désirs, faisait tout pour
être agréable à ses parents dans la mesure où cela lui est possible, ce que de
nombre de parents ont pu constater.
Ainsi cette reine souhaitait un enfant différent des autres,
tout comme la mère de Guillaume souhaitait un enfant différent de celui qu’elle
a eu à savoir une fille non un troisième garçon. Tout pourrait aller pour le
mieux pour ces enfants, mais Il y a une faille dans la moralité de la société
où ils naissent, dans la légitimité du pouvoir de la reine, elle n’est pas la
mère de l’enfant, elle n’est que sa belle-mère et comme toutes les belles
mères des contes, elle est d’une nature
viciée. Pour rester intemporel, le conte ne doit en aucun cas détailler la raison
de cette illégitimité, une valeur sans guère de sens comme la beauté qui n’est
qu’une affaire de norme, suffit.
Et de même, la belle-mère de Guillaume, son souci, c’est la
normalité de la société, une société qui prône l’égalité des genres mais qui ne
la respecte pas. Il se fait dans notre société comme une incantation à un
miroir magique : « Nous sommes égaux, nous sommes égaux….. » inscrit
partout mais la réalité est différente car la société traite la moitié de ses
membres comme des êtres inférieurs de façon illégitime car de toute évidence,
cette réalité n’a plus aucun fondement théorique, les femmes ayant démontré
leur capacité dans la totalité des activités humaines.
L’enfant est donc par son anormalité, un être qui gêne, l’être qui démontre
que l’incantation est fausse. Blanche Neige est plus belle que la reine.
Guillaume est un garçon agissant comme une fille, un être supérieur qui trahit
sa caste pour arborer les comportements de la caste inférieure, un traitre donc,
et de ce fait, malgré la théorie, il est loin d’être accueilli comme un égal. Il
est donc voué tout comme Blanche à la vindicte de la reine et à la mort. Comme
Blanche Neige, Guillaume, à son adolescence, quand l’invisibilité de l’enfance
s’est évanouie, est envoyé à la mort – son père veut une transformation
complète de son fils, donc sa mort symbolique - dans un collège, un lycée de
garçons qui le bizuteront pendant deux ans et l’amèneront à proximité de la mort
réelle. Guillaume comme Blanche Neige s’enfuit et il va se réfugier en
Angleterre. Dans un monde où son étrangeté n’interroge et n'inquiète personne
tout comme l’étrangeté de Blanche Neige dans le monde Des nains. Il est français, il
n’a pas de genre et il ne comprend d’ailleurs rien à la forme de relation
amicale qui se tisse entre lui et un anglais, simplement bienveillant comme on
peut l’être avec l’étranger parfois. Blanche n’est pas naine, cette asperge ne
saurait non plus intéresser les nains.
Mais la haine de la reine est tenace et à plusieurs
reprises, 3 fois dans le conte, celle-ci tente de tuer Blanche-neige (par un
lacet, un peigne puis la pomme, fatale). De même la normalité va tenter de tuer
Guillaume à nouveau. Ce film qui paraît une comédie, représente quand même un
jeune homme, ingurgitant une multitude de médicaments pour arriver à survivre,
mue d’une rage de se détruire par haine de soi. Et aussi pour trouver sa place,
il prend des risques avec d’impossibles amants qui ressemblent plus à des
croque-mitaines qu’à des amoureux, à des nains aussi dans leur absence d'amour. Loin d’être une comédie, c’est bien film
initiatique.
C’est presque par hasard que le prince, qui représente le
monde nouveau, la consécration l’acceptation, la nouvelle normalité, découvre
Blanche Neige. De même, c’est presque par hasard que Guillaume se découvre. Il
est évident que Guillaume aime les femmes. Il suffit de voir cette scène
sublime où il parle de leur respiration comme d'un art, détail remarqué grâce à son admiration bien avant qu'il ne réintègre la normalité. Dans cette scène où la caméra
glisse sur une multitude de femmes parlant les unes aux autres, on sent tout l’amour
que Guillaume peux avoir pour les femmes, pas du désir, de l’amour, de
l’admiration. Et c’est par hasard, que le prince, le roi en devenir, ici une
femme, prince d’une société qui tend vers une société du soin, rend la vie à
Guillaume par une simple phrase : « les filles, Guillaume, à table ». Cette
simple phrase effectivement remet la normalité dans l’ordre et reconnaît le
caractère masculin de Guillaume, comme le prince par son amour reconnait la
perfection de Blanche neige. Et comme par un hasard enchanteur, dans la même
soirée, Guillaume rendu à sa normalité, tombe amoureux d’une femme – il est un
homme, il y a droit, il a droit à la vie. Et il se révèle à tous comme une nouvelle normalité d’une
réalité plus stable, plus intelligente, plus évoluée car véritablement
légitime. Blanche Neige devient reine car elle est la plus belle, comme
Guillaume représente l’homme adapté au monde d’aujourd’hui à savoir un homme ne
désirant pas seulement les femmes mais les aimant réellement comme au moins ses
égales et beaucoup plus puisqu’il a rêvé dans le passé d’en être une.
Guillaume résout un des paradoxes du monde d’aujourd'hui :
comment aimer ou prétendre aimer un être que l’on tient dans l’infériorité, et
que l’on considère comme inférieurs. Il ne faut plus le prétendre, il suffit de
le faire et ce faisant de dissoudre les comportements de genre.
Ce sacrement s’effectue ici de manière évidente, par le
triomphe de sa pièce, de son film, et la considération qu’il obtient en tant
qu’acteur. Ainsi, Blanche Neige, tout comme « Guillaume, les garçons à table »,
est le conte d’un des modes de la transformation de la société par la
projection du désir de la génération précédente sur la génération à venir.
La mère de Guillaume en rêvant d’une fille dans une
société patriarcale ou le désir de fille est une aberration–comment peut-on
désirer un être inférieur comme descendant ? – révolutionne le monde, car
ce désir se pose sur un garçon est réuni ainsi les contraires. La mère de
Blanche Neige en désirant une fille qui soit rouge comme le sang, aux cheveux
noirs comme l’ébène, à la peau blanche comme la neige, rêve d’une enfant
parfaite qui réunit tous les contraires. Dans ces deux contes, l’ancien monde est renversé. Et
c’est bien ce renversement auquel nous assistons, avec des gloire du passé qui
deviennent des parias et des proscrits, tout comme la belle-mère mère,
condamnée à une mort atroce dansant dans des chaussures de fer chauffées à
blanc, tout comme les représentants de l’ordre ancien du film, les frères de
Guillaume notamment, presque fratricides, ridicules, violents et stupides
éclipsés par le génie de Guillaume.
Il est évident que la société se transforme soit par le
travail de la génération précédente soit par le désir de la Génération précédente qu’elle plaque sur la suivante afin
de corriger les contradictions que la société contient car ce travail se heurte
à l’inertie sociale et peut nécessiter plus d’une génération pour s’accomplir.
La figure évidente de cette transformation, se trouve dans le héros qui réalise
une tâche que son père n’a pas su accomplir lui-même – le petit poucet qui sauve
sa famille de la misère. La sagesse populaire
n’en a pas moins trouvé une autre figure, plus étonnante, d’un être
déclassé, une fille, qui accompli cette transformation d’une façon quasi
passive – Blanche Neige est d’une sottise rare en étant empoisonnée trois fois dans les mêmes circonstances et sauvée deux fois par les nains, tout comme Guillaume qui ne reconnait pas
les mains qui se tendent. Guillaume Galienne, lui, auteur et acteur, a du
génie. C’est le mythe de Blanche Neige, dont « Guillaume, les garçons à table »
est une sublime réalisation.
Ainsi vont les valeurs – égalité, travail, discipline,
mérite … - des parents de s’imprimer sur la vie de leurs enfants. Imaginez bien
salariés que si la mère de Guillaume a pu transformer son fils en fille, dans
un pays sexiste, sans réellement s’en
rendre compte, vos parents vous ont doté de valeurs qui peuvent vous conduire à
la richesse mais aussi à la mort. Combien de « Guillaume » se sont
suicidés ou sont morts battus dans des « bizutages », comme l’un des
protagonistes du secret de Brokeback mountain ? Les contes de fée ne
servent qu’à survivre, ils se terminent toujours bien. La réalité, il y a la
tragédie pour la raconter et les morts y sont souvent plus nombreux que les
survivants. Voilà pourquoi il nous faut faire le point avec cet héritage et ne
conserver que ce qui nous sied… pour rester dans le conte de fée, l’histoire
qui se termine bien. A moins qu’idéaliste, nous souhaitions en conscience mourir
pour elle, mais là se fondent la religion et ceci est une autre histoire.
PS : On pourrait se poser la question, du parallèle
avec le conte de Tarzan qui a amené un point de vue intéressant sur la question
du colonialisme. Je laisse cette question en suspens car le sujet m’intéresse
moins étant plus historique que celui-ci, tellement actuel.